L'envol

La note de Côme Bonnet-Badillé sur sa photo de scène de vie :

Lac Issyk-Kul, Kirghizistan
"Fin de notre première semaine en Asie centrale ; encore frais et dispos pour faire tout un tas de conneries. On avance en stop de village en village le long des routes de terre qui entourent le Lac Issyk-Kul. En plein après-midi, on prend le cagnard, et on a faim. Alors, quand on se fait déposer à Ak-Terek, petite station balnéaire située sur la rive sud proposant au loin une plage et des gens dans l'eau, on évite de se poser trop de questions : on aura tout le temps d'avancer plus tard. 

Quelques structures métalliques toutes rouillées et des grandes tentes en tissu habillent le sable chaud. Tout est désuet, les balançoires métalliques sont recouvertes d'une peinture écaillée. Elles ont été vibrantes de couleur, un jour, il y a longtemps.

Une jetée d'acier rouillé et de bois s'avance sur l'eau, au milieu de la plage. Autour, des enfants jouent dans le sable ou dans l'eau, et les plus grands boivent et rient à l'ombre des quelques parasols plantés ça et là. Que des gars en slip de bain! Ça nous change de la côte d'azur. 

Évidemment, on se fait vite remarquer avec nos énormes sacs, nos t-shirts sales et notre peau plutôt très blanche. Les gens nous parlent beaucoup sans qu'on comprenne grand-chose et on finit par s'asseoir avec des types très sympas qui nous proposent de la bière tiède et du poisson séché. Quelques rudiments de russe et une aide aléatoire de Google traductions nous permet de se faire comprendre - un peu - et de rigoler - beaucoup. On parle, on boit, on mange et la jetée commence à nous faire de l'oeil, alors on leur laisse nos affaires et on va jouer. La confiance règne. 

Sur la jetée, que des gamins qui courent et qui sautent, en évitant les échardes et les clous tordus. C'est notre truc, ça ! Enfin, plus à Raph qu'à moi ; moi, j'essaye, et lui, il réussit. Quand il saute, il s'envole, il lévite et il retombe toujours sur ses pieds. Je n'ai encore jamais eu l'occasion de le prendre en photo en plein vol, et celle-ci est trop belle. On lance un photoshoot improvisé sous le regard intrigué des gamins. Il saute deux fois sans que j'arrive à l'avoir en plein vol, tout là-haut. Deux fois, c'est bon mec, qu'il me dit, je me les caille et tout le monde nous regarde, on va pas forcer... je le force à y retourner une troisième fois, c'est la dernière, promis ! Bon, d'accord. Il prend son élan du bout de la jetée, et il accélère. Son dernier appui, ferme sur le bois usé, le propulse en avant. 

Je l'ai. Il est là, en apesanteur, au-dessus de l'eau et des montagnes, des peintures écaillées et des clous rouillés. En-dessous de la ligne d'horizon, sur la terre ferme, les gamins le regardent et un kayak glisse sur l'eau. Au-dessus, dans le ciel, il est tout seul. Il vole." 

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